☾ La Colère des Dieux.
Ou diverses interprétations populaires de ce qui nous vient d’en-haut. ☽
Autrefois, on regardait le ciel avant de prendre une décision. Pauvres mortels, bien conscients de notre petitesse devant la Nature, cloués au sol comme des moutons et partageant silencieusement le rêve d’Icare, nous scrutions les figures des nuages et le vol des oiseaux à l’affût de symboles. De signes, d’en-haut. Et si ceux-là étaient présents, si la lumière, la couleur et la forme s’alignaient dans l’esprit de l’interprète, on décidait d’agir. Ce qui pouvait entraîner des conséquences plus ou moins épiques, comme déclarer la guerre à un voisin ou fonder une cité nouvelle.
Ces rituels, de nos jours perçus comme la simple expression d’un folklore mystique, n’étaient pourtant pas dénués d’une certaine sagesse. Et comme bien souvent, ce qui relevait d’abord de la banale croyance se commuta, à force d’observations, en savoir, puis en connaissance ; quand les vapes de l’irrationnel furent dissipées par la loi de causalité, la preuve et la déduction. De la mythologie à la science, logiquement. Pourtant, le mythe avait ça de beau qu’il favorisait la rêverie et magnifiait le réel par le filtre de l’imaginaire. Alors la Nature, comme toutes ses manifestations climatiques, semblait aussi terrible que fascinante, surtout lorsqu’elle était transfigurée par un artiste, à travers ses récits, ses vers, et ses illustrations.
CE QUI EST EN HAUT
Avant d’être vulgairement baptisée la « science de la pluie et du beau temps » – qui n’est d’ailleurs pas une « science exacte », comme le quidam mouillé aime à le rappeler sporadiquement – la météo était à l’origine d’une très haute espèce. Forgée dans l’Antiquité grecque par Aristote lui-même, la météorologia s’intéressait à l’étude de ce qui se passe « au-dessus de nos têtes », littéralement les météores : tonnerre, éclairs, pluie, neige, grêle, etc. ; bref, tout ce qui a lieu dans l’atmosphère. En fonction de l’intensité, variable, et de la turbulence, inhabituelle, ces événements incertains, accidentels, inspiraient la crainte ou brutalement la peur. L’angoisse qui en découle mettait la raison en sommeil le temps d’un orage et attisait les superstitions. Si bien qu’on entendait dans les nues la voix d’un présage et voyait dans la foudre le châtiment divin.
La puissance évocatrice des phénomènes climatiques tient au fait essentiel qu’ils viennent d’en haut, physiquement, c’est-à-dire d’un espace qui semble infini et dont l’origine n’est pas visible. Pour l’ignorant, la pluie paraissait tomber du ciel depuis une source inconnue, comme une fontaine versatile et incontrôlable. Aussi, et très naturellement, on identifiait dans la manifestation exacerbée des épisodes célestes l’expression de la volonté divine ; parce que le divin en soi est invisible, impalpable, au-dessus de nous : dans les cieux, exactement. Du moins c’est là que les Hommes l’ont d’abord placé, comme une vigie au-dessus de l’horizon, surveillant son troupeau, épiant les humaines faiblesses et les corrigeant à coup de catastrophes pour que la leçon soit bien comprise. Puis, par extension sémantique, l’expression de la colère divine est descendue sur terre, pour embrasser et réunir dans la terreur les désastres célestes et terrestres. Dès qu’il y a renversement de l’ordre de la Nature et quelle qu’en soit la provenance. Dès que les éléments se déchaînent.
LE FEU, L’AIR, L’EAU, LA TERRE
Dans son traité des Météorologiques, Aristote circonscrit clairement le champ d’étude : il s’agit d’étudier les phénomènes célestes qui se produisent dans le ciel et plus précisé- ment dans la zone comprise entre la Terre et la Lune. Cet espace, qu’il appelle le monde « sublunaire », est imparfait, désordonné, chaotique, et s’oppose au monde « supralunaire » qui s’étend de la Lune à la sphère des étoiles fixes, où règnent l’ordre, la permanence et l’harmonie. Le monde sublunaire d’Aristote (qui n’est ni plus ni moins que la Terre sur laquelle nous vivons et son atmosphère) est composé de matière, mouvante et corruptible, faite à partir des quatre éléments fonda- mentaux : la Terre évidemment, l’Air qui nous entoure, l’Eau des mers, océans et fleuves, et le Feu (1 et 2). Les éléments se retrouvent tous assemblés dans la matière, en différentes proportions. Mais pour un adepte de la « juste mesure » comme l’était Aristote, lorsqu’un déséquilibre apparaît, la catastrophe n’est jamais loin. Par conséquent, les éléments portent en eux-mêmes de funestes prémonitions, qui se manifestent lorsque la Nature est contrariée. On parle alors à juste titre de déchaînement : l’Eau des mers se fracasse sur les terres sous la forme du redoutable tsunami ; l’Air forme les volutes tournoyantes et dévastatrices du cyclone, la Terre tremble et provoque le séisme, qui s’accompagne parfois d’un Feu remontant des entrailles et jaillissant en éruption volcanique ; ce même Feu, enfin, qui vient aussi du ciel et s’abat violemment sans qu’on sache où et quand.
DES DIEUX ET DES HOMMES
C’est l’apanage des dieux que d’être imprévisibles. Et ils peuvent eux aussi être terrifiants, violents, implacables, frappant impunément avec une totale liberté. Il était donc assez logique de coiffer les phénomènes météorologiques des mêmes attributs mystérieux, de déifier les catastrophes. Peut-être était-ce là une vaine tentative de prendre prise sur la Nature, en se persuadant qu’on pouvait l’amadouer en dressant des autels à ses dieux. Depuis la nuit des Temps, et dans toutes les civilisations qui lui ont succédé, les Hommes associent les dieux aux formes de la Nature et aux conditions climatiques qui en découlent. Le pandémonium grec, qui nous est sans doute le plus familier, en témoigne généreusement. Gaïa, pour commencer, divinité primordiale de la Terre, engendre seule Ouranos, le Ciel étoilé, avant de s’unir à lui pour initier une généalogie élémentaire mythique, dont descendront les principaux dieux de l’Olympe ; le terrible Poséidon (3), associé à l’Eau, qui gouverne les mers et les océans, commande les tempêtes, les tremblements de terre, est particulièrement redouté par les pêcheurs grecs.
Éole, dieu du vent et digne représentant de l’Air est lui aussi bien connu des navigateurs et imploré souvent en cas de bourrasques maritimes. Dieu du Feu, de la forge et des volcans, Héphaïstos vit dans les tréfonds de l’île de Lemnos, d’où il façonne des armes admirables comme celles d’Achille et d’Héraclès. Et Zeus (4 et 5), bien entendu, roi de l’Olympe et incarnation météorophobique par excellence, qui unit les quatre éléments primordiaux en déclenchant l’orage. Son symbole est le foudre, que lui ont offert ses oncles, les trois cyclopes ouraniens, pour le remercier de les avoir libérés. Il l’utilisera pour renverser Cronos, son père, et devenir seul maître des dieux. Le foudre est composé de trois éclairs : le premier pour avertir, le second pour punir, le dernier pour la fin des temps et la destruction du monde.
Beaucoup d’autres cultures offrent des personnages semblables, tant la peur du ciel est universelle : Thor (6) et son impitoyable marteau de tonnerre, le mjöllnir, dans la mythologie viking ; Indra (7) le dieu du ciel védique, perché sur un éléphant blanc et foudroyant avec sa massue vajra ; Tlaloc (8) chez les Aztèques ou Chac chez les Mayas, sont des dieux de la foudre, de la pluie et des tremblements ; Lei Gong, « Sire Tonnerre », et Dian Mu, « Mère éclair », forment le couple de l’orage en Chine, qui punit de mort ceux qui ont péché ; au Japon, Raiden (9) provoque la terreur en secouant le ciel et la terre ; ou encore Shango, le grand dieu guerrier africain armé de sa hache à double tranchant, qui punit par foudroiement les menteurs et les malfaiteurs.
CHÂTIMENT DIVIN
Pour le monothéiste, c’est un peu différent. Comme si on avait remis dans une seule main la somme des compétences et caractéristiques des précédents. D’un point de vue pratique, il faut avouer que c’est quand même plus commode : déjà, on évite la confusion entre les spécialistes, en invoquant la même et seule entité quel que soit le sujet de la prière ; puis on fait des économies sur la variété des lieux de culte. De plus, comme il paraît que les dieux se jalousaient entre eux, on ne risque plus de froisser les susceptibilités par un excès de zèle trop appuyé dans une direction. Et pourtant, cela n’a pas suffi à calmer le ciel.
La colère divine se manifeste dès le premier livre de l’Ancien Testament, sous la forme d’une pluie torrentielle et ininterrompue qui engloutit la terre. C’est le Déluge (10). La raison est assez univoque : dieu vient de créer le monde et les humains, il les observe, il n’est pas satisfait de sa création, alors il efface tout et recommence. Comme un artiste mécontent froisserait sa feuille de papier et la jetterait à la pou- belle, sans plus d’état d’âme. Le texte de référence n’est pas plus explicite : « L’Éternel vit que les hommes commettaient beaucoup de mal sur la terre et que toutes les pensées de leur cœur se portaient constamment et unique- ment vers le mal. L’Éternel regretta d’avoir fait l’homme sur la terre et eut le cœur peiné. L’Éternel dit : « J’exterminerai de la surface de la terre l’homme que j’ai créé, depuis l’homme jusqu’au bétail, aux reptiles et aux oiseaux, car je regrette de les avoir faits. » (Genèse, 6, 5-7).
L’eau du ciel vient laver la faute. Dans d’autres légendes, c’est par le feu que les Hommes sont châtiés, ou par l’absence d’air pur, ou parce que la Terre s’ouvre. Il arrive même que ce soit un peu tout à la fois, en version cataclysme total : c’est l’Apocalypse. Une conséquence du Jugement Dernier ? Parce que dans toutes ces histoires, il est toujours bien question de fautes et de punitions (11). En l’absence d’éléments de compréhension rationnels devant les catastrophes climatiques, les Hommes se sont tournés vers la croyance divine pour se procurer un succédané d’explication. Un mécanisme de défense superstitieux, histoire de s’affliger collectivement les maux de la Terre sans en comprendre les causes véritables et accepter son impuissance devant la fatalité naturelle.
La triste ironie, c’est qu’aujourd’hui l’Humanité a toutes les raisons pour observer le ciel et les preuves pour se sentir fautive devant la Nature. Mais elle semble attendre, et préférer se tourner vers la Providence.
Kiblind « Météo » se lit en entier ici