Nous avions fait nos moulinets de chevilles, étiré nos jambes jusqu’au aïe et promis de ne plus fumer. Pourtant, les illustrations de Jack Fletcher nous ont épuisés. Pas rancunier·es, on a demandé à ce spécialiste du mouvement de nous faire une image pour notre numéro « Surprise ». Là aussi, on a eu le souffle coupé.
Les illustrations de Jack Fletcher ne tiennent pas en place. Comme des enfants de cinq ans dopés par le sucre, elles s’agitent, courent partout, emmêlent vos yeux et tout ça à une célérité proche du mach 1. Jouant hardiment des traits de vitesse et capitalisant sur la dysmorphie la plus outrancière, l’Écossais se pose au bord du précipice de l’abstraction pour mieux représenter cette chose qui échappe souvent à l’indécrottable pragmatisme du crayon et de la feuille : le mouvement.
Outre des couleurs percutantes et un sens de la mise en scène certain, la magie de Jack Fletcher, ce qui le fait entrer dans la cour de celles et ceux qui savent fracturer notre vue, est dans ce pouvoir de nous faire sentir que son dessin bouge, avance, transpire et finira bien par les avaler, ces 10km. Aussi, n’est-ce que très peu surprenant que le domaine du sport et du footing en particulier ait fait de lui l’un de ses héros. On espère que vous vous êtes bien échauffé·es.
Salut Jack ! Dans le dernier numéro de Kiblind, la fait surprenant que tu as dessiné était la présence de l’art comme épreuve des Jeux Olympiques de 1912 à 1952. Penses-tu que c’était une bonne idée de mettre l’art aux J.O. ?
Salut Kiblind ! Alors, oui et non. Le côté positif, c’est que j’aime l’idée que les disciplines artistiques soient reconnues à un niveau mondial et que la créativité artistique soit diffusée au plus grand nombre. L’Art et les Jeux Olympiques sont liés depuis toujours, et le fait que ça puisse être mis en avant est toujours bon à prendre.
D’un autre côté, je ne pense pas que l’art et la créativité se marient bien avec l’esprit de compétition telle que l’entendent les Jeux Olympiques. Je pense qu’effectivement tous les créatif·ves sont dans une petite compétition, à leur manière, mais en faire une compétition avec des médailles d’or, d’argent et de bronze me semble contreproductif. Qui tu mettrais devant entre un Monet et un Caravage ou entre Tintin et Berserk ? C’est impossible. Ce sont tous des médailles d’or mais pour différentes raisons et selon différents publics.
La compétition étoufferait la magie de la création en forçant les gens à créer de l’art selon les critères qui leur permettraient d’obtenir une médaille d’or. Et je ne crois pas que ce soit ça, l’art.
Quand tu dessines, est-ce que tu es parfois surpris du résultat ?
Oui, toujours. Quand je commence à dessiner, j’ai toujours une vague idée de ce à quoi ça va ressembler. Mais pendant que je travaille, mon dessin vit sa propre vie et, à la fin, il peut ne rien avoir à faire avec mon projet de départ. Je crois que c’est ce qui me plaît le plus dans le dessin : tout change tout le temps.
Ton travail semble beaucoup tourner autour du mouvement. Où trouves-tu cette inspiration ?
Mes grosses influences du moment viennent des photos de sport. Les photos de Robbie Lawrence pendant les Jeux Olympiques de Paris sont incroyables par exemple. Il donne l’impression de pouvoir saisir le calme aussi bien que le chaos. Il y a aussi toutes les pubs que les marques de sport et de prêt-à-porter font en ce moment. Tout devient si bizarre et j’adore ça. L’équipement de Nike pour les skateboarders américain·es aux Jeux Olympiques de Tokyo étaient incroyables par exemple. J’aime bien aussi regarder les petits clubs de footing un peu partout dans le monde. Chacun d’eux est comme une petite tribu, avec sa propre identité et son propre merch, et j’aime le fait qu’ils fonctionnent comme de petites communautés. Enfin, je suis très inspiré par le manga Ippo de Georges Morikawa, par exemple, est une vraie régal pour les yeux dans sa représentation du mouvement.
De quoi as-tu besoin pour travailler ?
J’utilise un stylo à encre gel 0.5mm de chez Muji (c’est le meilleur stylo jamais créé, aucun débat), du papier, un Ipad avec Adobe Fresco (je sais que c’est très bizarre, pardon, il faut vraiment que j’apprenne à me servir de ProCreate, c’est dans ma to-do list), des écouteurs et un bon livre audio.
Quelles sont tes étapes de travail entre l’idée de départ et le dessin finalisé ?
Je commence par faire des petits croquis. Ça te permet de jouer avec l’idée sans te prendre la tête à faire un truc parfait. Ensuite, il faut se faire confiance. Parfois, au milieu du processus, tu commences à douter pour finir par détester ce que tu es en train de faire. Croire en ce que tu fais va t’aider à passer au-dessus de ces moments pénibles. Enfin, il faut être capable de se détacher de son travail et de l’oublier. Je trouve que ça aide pendant ces périodes difficiles. Et d’ordinaire, quand tu reviens dessus avec un nouveau regard, tu te rends compte que ces petits détails qui te prenaient la tête sont en fait plutôt pas mal.
Peux-tu nous parler de trois projets qui ont compté pour toi et nous dire pourquoi ?
À part celui pour Kiblind vous voulez dire ? 😉
Mon premier et plus important projet a été de faire des illustrations et de créer une partie de l’identité visuelle d’Achilles Heel. Achilles Heel est un magasin de running culte à Glasgow et les dessins que j’ai fait pour eux a été le point de départ de mon intérêt et du plaisir que je prends à dessiner la course et le mouvement. Je dois beaucoup à ce projet et cet endroit sera toujours cher à mon cœur. Si jamais vous venez à Glasgow et que vous aimez courir, allez à Achilles Heel, ce sont les meilleurs.
Le deuxième, ce sont les illustrations que j’ai réalisé pour la marque de sport On. Ça a été énorme pour moi parce que j’aurais jamais pensé que mes dessins pourraient séduire une aussi grosse marque et pourraient correspondre à leur identité visuelle. C’était un super projet parce que l’équipe graphique était vraiment très cool et me poussait à faire des choses radicales, en dehors des sentiers battus. Avoir ce genre d’encouragements de la part d’une grosse marque comme celle-là était vraiment incroyable.
Enfin, il y a ce projet tout récent avec Youtube pour qui j’ai storyboardé une animation sur la course qui est restée sur leur page d’accueil pendant tous les J.O. Ça a été assez fou le jour où je me suis levé, que je suis allé sur Youtube et que j’ai vu mon travail sur la page d’accueil, en sachant que le monde entier le voyait aussi.