Les Gens du Mag : Alice Saey

C’est peu dire que l’émotion était palpable dans les locaux de la tour Kiblind au moment de recevoir la couverture du numéro « Minuscule » réalisée par Alice Saey. Admirative de l’animatrice slash illustratrice depuis longue haleine, l’équipe du magazine s’est mise toute entière à pleurer de joie. Il y avait de quoi. Pour cette couverture, l’artiste a repris ses plus grands classiques : prise de vue hallucinogène, grouillements biologiques et couleurs irradiantes.

Couverture de Kiblind « Minuscule » par Alice Saey

À une époque où les valoches n’obstruaient pas notre regard, dans un monde qui ne pensait qu’à vivre et à aimer, comme par hasard nous découvrions Alice Saey. À cette époque, il y a une dizaine d’années, l’étudiante (en graphisme, vous découvrirez notre bévue dans les questions ci-dessous) de la HEAR de Strasbourg lançait avec deux copains une formidable revue dessinée, Vignette. Pour la première fois nous posions les yeux sur ce travail du vivant, du mouvement et du kaléidoscope. Nous étions piégé·es.

Nous avons suivi ensuite les moult péripéties qui conduisirent Alice Saey de Strasbourg à Rotterdam, de l’illustration à l’animation, et puis quand même un peu d’illustration toujours. Nous avons vu son trait s’épurer, son dessin devenir plus serein et ses obsessions remplir la page. Ainsi nous est arrivée, pour la couverture de ce numéro « Minuscule », une Alice Saey au climax. Par l’outrance de ses couleurs, la vivacité de ses motifs et et la richesse de ses mondes, la dessinatrice percute et ébaubi les spectateur·rices qui voient leurs yeux aspirés dans le tourbillon pictural. Merci de nous avoir offert ça pour cette couv. Ah et attendez : on avait quelques questions.

Double couverture intérieure de Kiblind « Minuscule »

Pour la couverture de Kiblind « Minuscule », vous avez dessiné des insectes bien occupés à un travail de longue haleine. Est-ce ainsi aussi que vous voyez le travail d’illustratrice et d’animatrice : une activité longue et fastidieuse mais dont le résultat en vaut la chandelle ?

Hmmm, bien vu. L’animation est un labeur minutieux. C’est vrai que j’ai une grande attention pour le détail et comment les petites choses peuvent avoir beaucoup d’impact. J’aime dessiner ou mettre en scène des gestes de création, de travail manuel et collectif ; qu’une chaine de petits événements contribuent à quelque chose de plus grand. Mais ce que je préfère c’est jouer avec les échelles. Me mettre au niveau de corps qui n’ont rien à voir avec le mien et imaginer une forme de logique inventée. C’est comme une forme de science très approximative, une zone magique où une forme peut devenir mille autres choses. Alors pourquoi pas faire des colliers avec des petites billes de fraises.

Illustration extraite du court-métrage Flatastic

Nous vous avions découverte avec la revue Vignette que vous aviez montée pendant vos études avec Baptiste Filippi et Eugène Riousse. Quels souvenirs gardez-vous de ce projet et vous sert-il encore, de manière indirecte, dans votre vie professionnelle aujourd’hui ?

C’étaient des super années. On avait une énergie collective qui nous poussait à expérimenter, à parler d’illustration, de séquence narrative, à découvrir des auteurs et autrices. C’était quelque chose qu’on faisait en dehors de l’école, donc ça nous faisait voyager en festivals, nous mettait déjà un pied dans le monde professionnel et dans ce que ça implique d’être responsable d’un projet d’édition de A à Z. Ça nous a appris les bases du métier et de la chaîne du livre. Mais surtout, ça a forgé des amitiés solides qui perdurent encore aujourd’hui et qui donnent lieu à de nouvelles collaborations artistiques. 

Illustration extraite du clip de Coldplay – « A Film for the future »

Après avoir fait des études d’illustration, à quel moment avez-vous décidé que l’animation allait prendre une place aussi importante dans votre vie professionnelle ? Que vous apporte-t-elle en plus du statique ? Et inversement, l’illustration est-elle toujours présente dans votre travail et que permet-elle que l’animation ne permet pas ?

Bien que j’ai étudié aux Arts Déco de Strasbourg, j’ai choisi le design graphique. La section illustration était concentrée autour de l’objet livre et d’exercices de narration qui ne me correspondaient pas totalement. J’avais envie d’essayer plusieurs formats, apprendre la typographie, le montage vidéo etc. Je rêvais plutôt d’être affichiste, de créer des pochettes que d’illustrer des livres. En co-fondant Vignette, j’ai pu avoir mon espace d’illustration en dehors des cours.

C’est en stage à Rotterdam que j’ai commencé à faire du motion design et eu un déclic pour l’animation. Au même moment j’ai découvert William Kentridge et Oskar Fischinger: d’un côté des animations plastiques et monumentales et de l’autre, une animation musicale fondée sur le rythme et la sensation. J’ai commencé à expérimenter et c’est tout de suite devenu mon médium préféré. C’est comme si la connexion avec le rythme et le son donnait une raison d’être à mon dessin. Même si elle raconte toujours quelque chose, l’animation expérimentale est plus sujette à l’interprétation et la contemplation, un peu comme la peinture.

C’est par l’animation que j’ai développé un style et avec les recherches papier pour mes films que j’ai en fait vraiment commencé l’illustration. Aujourd’hui, j’ai la liberté de bosser dans les deux médiums, ce qui me donne l’avantage immense d’alterner les temporalités de productions. En animation, les temps de production sont tellement longs qu’on a vite fait d’être en tête-à-tête avec les mêmes images pendant des années. En illustration, les projets sont plus courts, on peut se renouveler et faire évoluer son esthétique. Picturalement, c’est plus épanouissant.

Le vivant, du plus minuscule au plus impressionnant est un thème très présent dans votre travail. Quelle fascination exerce-t-il sur vous et quel plaisir avez-vous à le mettre en scène et à le dessiner ?

Je pense que ça vient en partie du cinéma. Une caméra permet de regarder la réalité autrement, avec une grande amplitude d’échelles et de points de vue. J’aime dans les premiers films abstraits, comme chez Fernand Léger ou Germaine Dulac, les expérimentations formelles, les jeux de cadrages et de gros plan; on peut zoomer à l’infini dans les matières. C’est une manière de décaler son regard et trouver des recoins poétiques et des correspondances esthétiques là où on ne les attend pas.

Je mets donc les sujets humains, animaux, organiques, inanimés au même niveau; c’est dans la lignée assez classique du réalisme magique. J’adore les films de David Lynch, d’Apichatpong ou les textes de Julio Cortazar, Francis Ponge, qui peut par exemple disserter pendant 2 pages sur un verre d’eau. Dans mes animations, je joue avec la notion d’impermanence : tout objet peut être sujet d’une métamorphose. Du micro au macro, je trouve qu’il y a une forte charge émotionnelle dans la manière dont les éléments, qu’ils soient animés ou inanimés, coexistent et se complètent de façon étrange et hétéroclite dans le monde.

Il y a chez vous une certaine importance du motif, de la répétition, jusqu’à l’hypnotique parfois. Est-ce que c’est une façon de plonger les spectateur·rices au plus profond de vos œuvres ou un simple plaisir kaléidoscopique ?

La question du motif est quelque chose qui est venu avec l’animation, en réalisant des clips. La démultiplication, la répétition sont des représentations assez intuitives de la musique, qui repose sur des rythmes, des boucles et des patterns. Plutôt que d’illustrer des espaces « réalistes », avec des motifs, on peut installer des espaces métaphoriques, des ambiances sensorielles qui font écho aux émotions abstraites de la musique. Le motif porte en lui le principe d’infini, comme un paysage sans limites dans lequel une caméra peut se promener librement.

Dans mon travail, cela a aussi beaucoup à voir avec la danse. J’aime mettre en scène des groupes de figures humaines ou animales pour explorer le contraste entre le désir d’individualité et l’appartenance à un groupe. Ça m’a conduit à développer des images qui étaient des sortes de chorégraphies, plus ou moins bien synchronisées. C’est justement l’imperfection du mouvement collectif qui me touche : que la répétition soit un peu bancale, organique, décalée, vivante. Le contraste entre ordre et désordre me fascine. Plus largement, je suis attiré par l’interdépendance et l’interconnectivité des choses : comment une accumulation d’individualités finit par créer un mouvement commun, plus ou moins bien orchestré.

Pouvez-vous nous présenter trois projets d’animation ou d’illustration qui vous tiennent à cœur ?

Fresques du métro La Courneuve Six-Routes

Dans le cadre du Grand Paris Express, j’ai eu la chance d’être choisie pour créer 20m2 de panneaux pour les quais de La Courneuve Six Routes, future gare de métro ligne 16-17 (inauguration fin 2026). J’ai découvert une ville très attachante et riche d’une grande diversité culturelle. Il y a beaucoup d’associations et d’initiatives d’économie solidaire. Les habitant·es y sont très fidèles malgré les importantes mutations urbaines. 

J’ai voulu retranscrire cette vitalité sociale sur les murs du métro en représentant les Courneuvien·nes de toutes origines et générations dans des activités festives et amateurs: jardinage, cuisine, sport, danse… Pour créer une identité commune en mouvement, j’ai conçu des motifs inspirés du paysage urbain (façades, pavés, marché, plantes…), intégrés à des tissus du quotidien (nappes, tabliers, bâches, drapeaux), en clin d’œil au quartier du « Petit Dubaï » et à ses boutiques de tissus.

Avec ce travail étalé de 2022 à 2024, j’ai pu approfondir mon lien avec la ville et suis maintenant en résidence de janvier à juin 2025 pour créer une fresque à la Maison pour tous Césaria Evora, faite de motifs créés avec les habitant·es.


Sketchs de Thaïlande

Mes recherches à l’encre sur papier sont en général une étape dans un processus créatif plus large et jamais une fin en soi. Après un séjour en Thaïlande en 2022, j’ai commencé un carnet de voyage, sorte de prises de notes de mes impressions, sans idée derrière la tête. Les paysages et les atmosphères m’ont beaucoup marqué ; je suis sensible au rapport que la culture thaï entretient avec la nature, la magie, les fantômes… J’ai gardé des liens forts avec une communauté d’artistes d’animation là-bas et je dois y retourner en septembre 2025 pour donner un nouveau workshop de création de motifs à base d’observations de la nature, en collaboration avec Keawalee Warutkomain à la Rangsit University. Je compte enrichir ce carnet de voyage et après ça, pourquoi pas imaginer ce qui pourrait être un premier livre.

carnet du voyage en Thaïlande
carnet du voyage en Thaïlande

Piano Fingers

Piano Fingers est un projet de court d’animation, musical et chorégraphique, basé sur un souvenir d’enfance et la tentative de se remémorer une mélodie. Ce sera probablement très intime.

Une mante orchidée jongle avec des perles d’eau musicales, qui sont tantôt liquides tantôt rigides, comme du verre. L’ensemble forme comme un étrange instrument de mémoire. Je vais le développer au mois de mars-avril à la résidence d’artiste Macdowell aux États-Unis.

KIBLIND « MINUSCULE »
ALICE SAEY

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