Thibaud Herem dessine les architectures qui le fascine à travers le monde. Un brin chauvins, on lui a demandé de dessiner celle de notre quartier lyonnais pour le magazine « Dans ma rue ». On en a profité pour lui poser des questions sur son remarquable travail.
Thibaud Herem a longtemps arpenté les rues de Londres avant de revenir à son Niort natal pour mieux parcourir la planète. Car c’est au milieu des façades d’immeubles du monde entier que ce grand voyageur puise son inspiration. Stakhanoviste du dessin, il passe entre 200 et 600 heures pour réaliser une illustration ; amoureux d’architecture et de construction, il aime avant tout transmettre des émotions par la finesse et la vibration de son crayon. Remarqué par son incroyable interprétation du Grand Budapest Hotel, ce portraitiste en bâtiment se nourrit de l’histoire de nos rues pour subtilement donner vie à ces êtres de briques et de ciment. On en a profité pour lui demander de dessiner la nôtre.
Comment la rue t’a-t-elle influencé ?
Je viens du graffiti à l’origine donc la rue a toujours eu une vraie importance dans mon travail. J’ai grandi à Niort et je me suis pas mal entraîné, lors de quelques escapades, à peindre des fonds, réaliser des fresques avec des paysages urbains, la classique skyline qu’on voit souvent en graffiti. Déjà des bâtiments en réalité… Dans une petite ville comme ça, à l’époque, le graffiti était parfois le meilleur moyen de rencontrer le milieu de l’art. Et ça m’a aussi permis de faire la connaissance de graphistes, d’illustrateurs qui faisaient ça à côté de leur pratique quotidienne. Ce mouvement a été très important pour l’époque. Et puis, plus tard, il y a eu les rues de Londres…
Pourquoi les dessins de façades ?
À l’origine, je n’avais pas de pratique vraiment définie, je dessinais mais je me posais pas mal de questions sur la direction où aller, pourquoi je dessinais, etc. Je ne voulais pas entrer dans l’univers du comics ou de la bande dessinée à proprement parler. Je me suis dirigé vers l’illustration à l’anglaise, avec un style qu’on qualifierait de plus « classique ». Et puis c’est par des rencontres et par mes voyages que les choses ont évolué. Quand je suis arrivé à Londres en 2006. J’avais un book personnel très étoffé mais un book professionnel quasiment vide. Et j’ai vu une petite annonce de dessin d’architecture à la main et je me suis dit, ça, c’est fait pour moi ! C’était mon tout premier dessin d’architecture et ça a conditionné toute la suite…
Comment t’es-tu intéressé à l’architecture en particulier ?
Un peu pour des questions d’opportunité en réalité et un peu par hasard aussi. L’intérêt pour l’architecture est venu au fur et à mesure de ma pratique. Je cherchais à faire des dessins très détaillés et justement à m’échapper un peu des dessins « obligatoires ». L’architecture était intéressante pour moi car elle questionnait la pratique du dessin en lui-même. Toutes ces contraintes techniques, cet aspect détaillé m’a beaucoup plu, y compris pour ce côté laborieux que j’affectionne particulièrement. Et puis, finalement dans un second temps, je me suis passionné pour le sujet lui-même, l’architecture.
Et c’est dans les rues de Londres que tout s’est accéléré ?
Tout a vraiment commencé là-bas. Il y a quelque chose qui se passe au niveau de l’architecture londonienne, qui est vraiment très singulière. Il y a vraiment une certaine forme d’individualité des maisons, des constructions, pas forcément de cohérence d’une façade à l’autre. Et c’est là où je me suis dit que je pouvais vraiment réaliser des « portraits d’architecture » avec tout ce que cela peut vouloir dire : essayer de créer de la narration à partir d’une image figée. À Londres, chaque bâtiment a sa propre personnalité. Dans mon imagination, j’essaie donc de personnifier chaque immeuble en jouant sur son histoire, ses étapes de construction et tout ce qui s’est passé à travers les étapes de sa réalisation. Je fais également beaucoup de recherches et de rencontres avec des spécialistes de l’architecture, de l’histoire locale, afin de m’imprégner au mieux de ces bâtiments.
Tu vis toujours là-bas ?
Non, je suis de retour dans ma ville natale, à Niort. En réalité, je passe le plus clair de mon temps à l’étranger, sauf cette année bien entendu… Je voyage beaucoup au gré des commandes. Grâce à ma pratique, j’ai la chance d’avoir accès à plein de choses dans plein de pays différents. Que ce soit dans un tout petit village au fin fond de Chypre, ou en plein centre de Tokyo, je trouve toujours un espace d’émerveillement, en lien avec l’architecture ou la nature aussi d’ailleurs. Mais il y a encore plein d’endroits que je rêve de découvrir. Je suis quand même limité par le temps car je fais entre cinq et dix grands dessins par an… Je ne suis pas trop dans le quantitatif du coup…
Est-ce qu’on peut faire un parallèle entre les étapes de la réalisation de ton dessin et les étapes de la construction d’un bâtiment ?
Oui, tout à fait ! Dans l’élaboration du dessin, je fonctionne aussi par étapes successives. Ce sont plusieurs strates qui permettent progressivement de dessiner, de construire le bâtiment. La filiation existe, y compris dans mon rapport à la temporalité. Pour un bâtiment normal, je mets entre 200 et 600 heures donc j’ai le temps de rentrer vraiment dans son histoire. Pendant ce laps de temps, je m’imagine tout un tas de choses… Je m’imagine les tailleurs de pierre, les charpentiers, les architectes, l’ambiance sociale également. L’histoire m’intéresse beaucoup, le contexte de construction est fondamental car il explique souvent beaucoup de choses sur le pourquoi et le comment de tel ou tel bâti. Pour moi, peu importe l’époque, peu importe le contexte, de toute façon, en y regardant de plus près, je vais toujours trouver quelque chose à quoi me raccrocher.
Quel est ton parcours ?
J’ai une formation assez atypique peut-être… J’ai commencé par un bac scientifique que j’ai eu péniblement. Après j’ai fait une mise à niveau en arts appliqués parce que je ne voulais pas rentrer directement en BTS avec mon bac et j’ai enchaîné avec un BTS en communication visuelle, trois ans à Quimper. J’ai été diplômé en 2005. Et je suis parti à Londres ensuite.
Et cette éternelle question, quelles sont tes sources d’inspiration ?
Toujours les grands classiques : Sempé, Osamu Tezuka, Christophe Blain, et plein d’autres… Et puis les amis Jean Jullien et Yann Lebec évidemment… C’est vrai que les copains sont d’une inspiration quotidienne absolue, une source de motivation géniale. Après j’aime bien aussi trouver des éléments d’inspiration chez des personnes qui ne sont pas des artistes, des gens qui accordent beaucoup d’importance au travail, en particulier dans le monde de l’artisanat où le savoir-faire technique est primordial. C’est quelque chose que je retrouve dans mon travail et dans lequel je me complais aussi parfois : un grand nombre d’heures passées à retravailler des détails pour tenter de faire passer une émotion particulière. C’est vrai que plus la masse de travail, de dessin, est importante, en fonction de la commande évidemment, et plus j’ai tendance à être enthousiasmé. Pour revenir à Jean (Jullien), qui, lui a un travail au trait beaucoup plus spontané, on partage pourtant, et ça peut paraître étrange, une vision similaire du dessin, justement dans cette volonté de faire passer une émotion par le trait. Et puis un dessin simple est souvent très compliqué à faire car il faut trouver la synthèse absolue pour faire passer son sentiment. Moi, c’est vrai que je peux me cacher derrière des détails, derrière mes heures de travail. Les gens vont d’abord s’attacher à la performance avant de critiquer le sujet même du dessin. Mais que ça soit Jean ou moi finalement, chacun dans nos pratiques, nous avons besoin de dessiner chaque jour, de nous entraîner, pour réussir à faire passer nos sentiments, nos émotions.
Ma vision du dessin est assez simple en réalité. C’est juste un sentiment qui se transmet par le trait. Parfois ça ne s’explique pas plus que ça. C’est ce que j’aime dans ce que je fais, ce simple échange de sentiments par la force du dessin, c’est assez génial.
Quels seraient les projets qui ont le plus compté pour toi ?
Ça change un peu chaque jour à vrai dire, au gré de mon humeur ! Mais les moments clés, je dirais Liberty, mon premier dessin personnel sans commande et qui a été mon premier portrait d’architecture réellement. Ça a été un tournant fort, dans ma pratique aussi, parce que ça m’a permis de comprendre et de montrer ce que je voulais faire. Et ça a déclenché pas mal de choses par la suite. C’est vraiment un symbole très important.
Par la suite, dans une tout autre ambiance, il y a eu Le Grand Budapest Hotel qui est devenu iconique dans ma pratique et qui a représenté quelque chose de très personnel et important pour moi et qui a aussi entraîné tout un tas de choses sympathiques par la suite.
Enfin, une exposition à la Albus Galerie à Séoul il y a deux ans où ils m’ont donné quatre étages pour montrer ma pratique et mon travail et ça a rencontré un succès hallucinant auquel franchement, je ne m’attendais pas. Encore aujourd’hui on m’en parle. Depuis, ils sont devenus ma galerie officielle et on prépare d’ailleurs une nouvelle exposition. C’est en grande partie cette exposition qui a façonné ma pratique professionnelle actuelle.
Et pour l’année à venir, sur quoi travailles-tu ?
Pas mal de choses même si c’est jamais facile de parler de travaux en cours. En tout cas, une collaboration avec Conran Shop – une ligne de magasins – en Corée. Un travail pour le studio Tomboy. Et puis plein de choses très différentes en réalité. Là je vais travailler sur une ligne de vêtements par exemple. J’essaie aussi de travailler sur un livre mais avec ma pratique du dessin c’est un peu compliqué en termes de temps. Je fais des pauses entre les livres parce qu’il me faut pas mal de temps pour en réaliser un… Je fais pas mal de commandes commerciales ou privées en parallèle. Je fais aussi des expositions où je produis pas mal de choses personnelles que je montre dans plusieurs galeries.