[Interview] À quand la reconnaissance du travail des illustrateurs.rices – tatoueurs.ses ?

Aujourd’hui, on aimerait vous parler d’un sujet un peu plus sérieux que d’habitude, qui est même devenu le combat commun de pas mal d’illustrateurs.rices avec qui nous avons l’habitude de travailler : celui de la reconnaissance du statut des artistes-tatoueurs.ses.

Car si le tatouage se démocratise toujours plus et que des centaines d’artistes ont désormais la double casquette d’illustrateur.rice / graphiste / typographe etc. ET de tatoueur.se, un gros manque de considération est bel et bien observable aujourd’hui. En effet, les tatoueurs n’ont légalement aucun statut juridique : ni artisan, ni artiste, le tatoueur n’a d’autre choix que de créer sa micro-entreprise pour exercer son activité et ne bénéficie donc à ce titre, d’aucune reconnaissance de son travail en tant qu’artiste et donc d’aucuns droits d’auteurs. Nous avons eu l’occasion de donner la parole à Léa Le Faucon, Toto le Voyou et Bisous Roméo, trois artistes cumulant plusieurs activités, et nous expliquant pourquoi il est urgent que les choses changent.

© Toto le Voyou

Kiblind : À quel moment votre pratique de l’illustration a-t-elle basculée vers le tatouage ? 

Léa : J’ai toujours dessiné, depuis ma plus tendre enfance, plus sérieusement pendant mes années au lycée en Littéraire et Arts Plastiques, pendant toutes mes études supérieures en Arts Appliqués à l’école Estienne et enfin dans le cadre de mon travail en tant que Directrice artistique chez BETC. J’ai toujours voulu être illustratrice, mais je ne savais pas bien dans quel domaine. Il y a 4 ans, j’ai trouvé toutes les réponses lorsque je me suis intéressée au tatouage et à son histoire, grâce notamment à l’excellente exposition Tatoueurs, Tatoués du Quai Branly. C’est à ce moment-là que mon style s’est affirmé. J’y ai trouvé un sens, une réelle motivation. Faire des dessins que les gens veulent porter à vie, parce qu’ils ont une signification pour eux ou juste parce qu’ils les trouvent jolis. 

Toto : Même tendance pour moi. Je dessine depuis toujours. À l’adolescence il était déjà clair que j’allais m’orienter vers les Arts. J’ai fait un BAC Arts-Appliqués au Lycée LIVET de Nantes. Je me suis ensuite dirigé vers le dessin animé et j’ai pu faire mes études supérieures à SUPINFOCOM Arles. J’ai été infographiste dans le cinéma d’animation pendant 3 ans. Déjà tatoué depuis plusieurs années, mon intérêt pour la pratique a explosé lors de ma rupture avec le monde du graphisme il y a un an à Montréal.

© Bisous Roméo

Un besoin réel de me détacher des écrans, de rencontrer des gens. J’ai pu me réconcilier avec ma propre créativité et développer un style inspiré de mon amour pour le cinéma et la culture pop.

Roméo : Mon parcours est complètement différent, je n’ai jamais eu d’intérêt pour le dessin avant de commencer à tatouer il y a deux ans. Je suis autodidacte aussi bien pour le tatouage que pour le dessin. Avant ça, je faisais des études littéraires en vue de devenir professeur de lettres ! Mais un jour avec ma meilleure amie, on a décidé d’acheter du matériel pour se tatouer entre nous. Étant donné que je fais du handpoke (tatouage artisanal sans machine), j’étais obligé de faire des dessins minimalistes avec le moins de détails possibles pour ne pas passer des heures à tatouer. Mon style graphique a donc été influencé par ma technique de tatouage et pas l’inverse. Je considère toujours ne pas savoir dessiner de manière académique mais ça ne m’empêche pas d’exprimer des émotions et aux gens de se retrouver dans mes dessins.

© Léa Le Faucon

Kiblind : Où exercez-vous, avez-vous un lieu dédié à Paris ?

Léa : Je tatoue à La Menuiserie Atelier de tatouage que nous avons ouvert il y a deux ans avec 6 amis et artistes. Je suis la propriétaire de ce local, ce qui nous a évité pas mal de difficultés…

Toto et Roméo : Nous sommes de retour à Paris après plusieurs années à Montréal.
On est toujours en recherche d’un espace pour travailler, ce qui comporte pas mal de difficultés.

Beaucoup de ces problèmes viennent de la non reconnaissance du tatouage en tant qu’expression artistique. Le milieu subit encore cette réputation marginale et rebelle et retire toute crédibilité ou consistance à des démarches administratives. La grande majorité des propriétaires ne font pas confiance à ce genre de profession, par pure discrimination.

© Toto le Voyou

Nous avons notamment approché la SEMAEST, organisme dépendant de la Mairie de Paris, responsable de revitaliser et diversifier les commerces de proximité dans la capitale, mais nous nous sommes vite rendu compte que notre secteur d’activité représentait un obstacle considérable à notre recherche. En effet, on nous a fait comprendre qu’on ne pouvait pas faire de demande pour les ateliers d’artistes et d’artisans, car nous ne sommes ni l’un ni l’autre. Et pour ce qui est des locaux commerciaux, notre candidature ne pouvait pas être retenue car nous ne sommes pas non plus des commerçants…

En bref, nous nous faisons essentiellement recaler à cause de la réputation de la profession et de l’absence d’un statut clair, alors que la solvabilité financière du projet est garantie.

Kiblind : Faute de mieux, vous avez dû passer par le statut de micro-entrepreneur.euse. Vous êtes-vous senti.e.s accompagné.e.s pendant votre démarche de professionnalisation ? 

Léa : Non pas vraiment. Mais en cherchant un peu sur le net, on accède assez facilement à la marche à suivre pour exercer la profession : la première étape est de passer une formation obligatoire hygiène et salubrité (environ 500 euros à l’époque) de trois jours dans un centre de formation agréé. On y apprend toutes les règles d’hygiène indispensables et les démarches administratives obligatoires (déclaration d’activité à l’ARS, collecte des déchets dangereux, etc.). Il suffit ensuite de créer son statut d’auto-entrepreneur.euse avec le même code APE (96.09Z – Autres services personnels)  que les astrologues et spirites, les toiletteur.euse.s pour chiens, les exploitants de photomatons et j’en passe… Un joyeux fourre-tout ! On imagine déjà les limites de ce statut…

Toto : Même le statut d’intermittent qui était le mien dans ma vie professionnelle précédente me semble bien plus clair que le bazar des démarches qui concerne le tatouage !

© Bisous Roméo

Kiblind : Quels sont les inconvénients de ce statut ? 

Léa : Couverture sociale nulle, cotisations sociales élevées + CFE, aucun crédit de formation, impossibilité de facturer des droits d’auteur.e… Et c’est sur ce dernier point que cela nous bloque totalement. Aujourd’hui, il est de plus en plus courant qu’un.e tatoueu.se.r soit avant tout un.e artiste/illustrateur.trice /graffeur.euse, etc. C’est le cas pour nous trois. Nous n’avons pas que la peau comme support. Je fais des posters sérigraphiés en série limitée de mes illustrations, je peins sur des carreaux de faïence, et collabore avec des marques. Mon statut de micro-entreprise ne me permet donc pas de facturer des droits d’auteure dans ce dernier cas. Je suis donc contrainte de m’affilier deux fois : micro-entreprise pour mon activité de tatoueuse + MDA (Maison des Artistes) pour mon activité d’illustratrice-artiste-auteure. Ce qui devient très lourd administrativement. 

© Léa Le Faucon

Concrètement, c’est ce qui pousse bon nombre de jeunes illustrateurs.trices-tatoueu.ses.rs à opter pour l’un ou l’autre statut et « bidouiller ». Ce n’est pas normal qu’on soit contraint.e de « bidouiller » pour exercer notre travail. Mais puisqu’on n’est pas pris.es au sérieux, pas vraiment reconnu.e.s, je comprends celles et ceux qui optent pour la « bidouille » !

Une amie qui ne souhaite pas être citée car elle se trouve justement dans ce cas :

Je suis illustratrice depuis six ans et tatoueuse depuis quatre. J’ai été poussée au tatouage par la demande de personnes souhaitant se faire tatouer mes dessins, et il m’a paru naturel de commencer à le faire moi-même.

Je suis affiliée à la Maison des Artistes pour mon travail d’illustration. M’affilier en plus en tant qu’auto-entrepreneur ne comprend que des inconvénients (administratifs et financiers) et rien n’est fait pour faciliter nos démarches, ce qui me pousse à garder mon activité de tatouage à un minimum, ne tatouant que quelques jours par mois.

Je devrais pouvoir déclarer mon travail de tatouage à la Maison des Artistes, puisque je ne tatoue que mes propres créations.

© Toto le Voyou

Roméo : J’ai plein d’envies en dehors du tatouage, j’aimerais par exemple traduire mes dessins sur de la céramique ou sur du textile pour un jour, peut-être, créer ma propre marque de vêtements. La peinture est aussi une pratique qui m’intéresse et qui vient beaucoup influencer la manière dont je tatoue. Pour moi, toutes ces envies viennent de la même pulsion créatrice et je ne vois aucune frontière entre ces différentes pratiques.

Toto : Le statut limite largement l’activité. Venant d’un parcours lié à l’illustration et au Cinéma, plusieurs autres supports créatifs sont très intéressants. Sérigraphie, illustrations digitales etc…

On ne sait plus vers quel statut se diriger pour régulariser sa situation et protéger nos créations au mieux. C’est le serpent qui se mord la queue quand on veut gagner la confiance des institutions existantes et obtenir une marche à suivre de leur part.

Rien n’est fait pour conforter les démarches et beaucoup de gens se trouvent en situation irrégulière faute de pouvoir faire mieux !

Il serait temps que ça change !

© Bisous Roméo

Kiblind : Deux écoles s’affrontent sur la question du statut des tatoueu.ses.rs. L’association Tatouage & Partage milite pour un statut d’artisan et une formation en CAP pour pouvoir pratiquer le métier, tandis que le SNAT (Syndicat National des Artistes Tatoueurs), lui, lutte pour que le.la tatoueu.r.se soit reconnu.e comme un.e artiste et que la sélection se fasse librement, par la loi de l’offre et la demande.

Quelle idée défendez-vous et pourquoi ? 

Un CAP, une formation technique ok pourquoi pas, mais un statut d’artisan seulement non, parce que ça n’est pas adapté à la situation des artistes du tatouage aujourd’hui.

Certain.e.s tatoueu.ses.rs continuent de reproduire uniquement des motifs commandés par leurs clients, certes. Mais ce ne sont pas ces tatoueurs qui sont mis en avant dans les médias, sur les réseaux sociaux, sur Instagram… Et les tatoué.e.s sont de plus en plus nombreu.ses.x à rechercher « un style », « une patte », un univers graphique qui leur correspond. Et nous sommes convaincu.e.s que cela va en s’accentuant. 

Kiblind : Certains tatoueurs pensent qu’il faudrait à la place d’un CAP – qui risquerait de proposer une formation axée uniquement sur le côté technique – que les apprenti.e.s tatoueu.ses.rs passent par une école d’art. Êtes-vous de cet avis ?

Oui tout à fait, même si ça ne représente aucune garantie de réussite en tant qu’artiste, il paraît nécessaire de créer cette ouverture artistique plus large avant de venir à cet art qu’est le tatouage.

L’idéal serait que l’Histoire du tatouage s’intègre au programme des Écoles d’art.
Je dis bien l’Histoire et non la pratique. Je pense que la pratique du tatouage doit rester en dehors des institutions et que certain.e.s puissent continuer à y arriver en autodidacte comme Roméo. C’est grâce à cette ouverture qu’il y a tant de profils différents au sein des artistes tatoueu.ses.rs aujourd’hui.

© Léa Le Faucon

Kiblind : En résumé, qu’est-il urgent de mettre en place pour les tatoueu.ses.rs en France ? 

Nous sommes bien conscient.e.s de la complexité du sujet. Il est difficile de faire la part des choses entre tatouage et « œuvre d’art » car le soucis des droits entre artiste et support (vivant !) est à débattre.

En effet, le support est vivant, on ne peut donc pas appliquer les mêmes règles que pour n’importe quelle autre œuvre sur n’importe quel autre support. Mais le droit, c’est un truc humain, ça s’adapte, ça accepte les exceptions, les adaptations. Il faudrait que des juristes/des élu.e.s s’emparent de la question... 

Notre combat se concentre dans un premier temps sur la recherche d’une solution viable d’un statut qui protège notre travail et notre processus créatif, quel que soit le support. Car avant de se retrouver sur la peau des gens, nos dessins existent sur le papier.

Un.e artiste-auteur.e est uniquement l’auteur.e « d’œuvres de l’esprit », c’est-à-dire d’œuvres originales. Ce statut exclut les activités de simple exécution. Nous ne voyons donc pas pourquoi un.e tatoueu.se.r qui ne propose que des œuvres originales à ses clients se verrait refuser l’accès à ce statut.

Kiblind : Le mot de la fin ?

Pour un statut d’artiste pour les tatoueu.ses.rs qui le SONT !

LÉA LE FAUCON / TOTO LE VOYOU / BISOUS ROMÉO

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